Commentaire
Les Gitans d'Andalousie méridionale se désignent comme los flamencos. Mais s'ils sont célèbres comme chanteurs, danseurs et guitaristes, leur mode de vie, en marge de la société, reste largement inconnu. A côté des interprétations destinées aux non-Gitans (les pajos) — brillantes, soumises aux caprices de la mode, parfois mercantiles —, les Gitans réservent à leur communauté ce qu'ils nomment «le flamenco pour de vrai». La danse, et plus encore le chant, en sont les fondements. L'expression «dire le chant», traduction littérale de decir el cante, indique la bonne façon de chanter : à l'opposé de tout artifice, l'interprète se doit de prononcer les paroles assis, à mi-voix, sur le ton de la confidence, comme s'il se confessait à un entourage restreint. Cette attitude exprime la volonté de rester entre soi, et procède d'une spiritualité qui échappe à l'observateur pressé.
Les Gitans conçoivent leur voix comme une substance vivante. Il s'agit de la faire venir sous la forme d'une parole balbutiante, à la manière d'un accouchement, puis de la livrer au public des juergas, ces fêtes familiales qui se déroulent loin du regard des payos. Ici, chacun prend part à un échange intense. Les passions sont exacerbées : débordements de sensualité, conflits qui éclatent ou s'apaisent, allusions aux souffrances et à la survie du groupe. Tour à tour alternent rôles masculins et féminins, jeux de filles pubères et de jeunes mères. Les morts sont également convoqués : lorsque tard dans la nuit la fête agonise, au milieu du dernier cercle de chanteurs, le son flamenco s'étrangle au fond des gorges, comme offert en sacrifice aux ancêtres. Cet ouvrage éclaire la manière très subtile qu'ont les Gitans de transcender la danse et le chant pour renforcer leur cohésion et préserver une culture hors norme. La conception de cet autre flamenco, vécu loin des feux de la rampe, en constitue le fil directeur.